CORPUS


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Lectures analytiques de formes fixées :
Portrait et description (XIXe et XXe)


Balzac

Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d'abord arriver près d'eux une grande fille bien proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l'âme par de vigoureux contrastes. Sa chevelure noire, lascivement bouclée, semblait avoir déjà subi les combats de l'amour, et retombait en flocons légers sur ses larges épaules qui offraient des perspectives attrayantes à voir. De longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou majestueux sur lequel la lumière glissait par intervalles en révélant la finesse des plus jolis contours. La peau, d'un blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses vives couleurs. L'oeil, armé de longs cils, lançait des flammes hardies, étincelles d'amour ! La bouche, rouge, humide, entrouverte, appelait le baiser. Cette fille avait une taille forte, mais amoureusement élastique ; son sein, ses bras étaient largement développés, comme ceux des belles figures du Carrache ; néanmoins, elle paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l'agilité d'une panthère, comme la mâle élégance de ses formes en promettait les voluptés dévorantes. Quoique cette fille dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée. Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu'elle ne plaisait Toutes les expressions passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un jeune homme l'eût redoutée. C'était une statue colossale tombée du haut de quelque temple grec, sublime à distance, mais grossière à voir de près. Néanmoins, sa foudroyante beauté devait réveiller les impuissants, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer de vieux ossements ; aussi Émile la compara-t-il vaguement à une tragédie de Shakespeare, espèce d'arabesque admirable où la joie hurle, où l'amour a je ne sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et le feu du bonheur succèdent aux sanglants tumultes de la colère ...

Balzac :
La Peau de chagrin 1831

Céline

Les crépuscules, dans cet enfer africain, se révélaient fameux. On n'y coupait pas. Tragiques chaque fois comme d'énormes assassinats du soleil. Un immense chiqué. Seulement, c'était beaucoup d'admiration pour un seul homme. Le ciel, pendant une heure, paradait tout giclé d'un bout à l'autre d'écarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres et montait du sol en traînées tremblantes jusqu'aux premières étoiles. Après ça, le gris reprenait tout l'horizon et puis le rouge encore, mais alors fatigué le rouge et pas pour longtemps. Ça se terminait ainsi. Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après la centième. Chaque jour sur les six heures exactement que ça se passait.
Et la nuit avec tous ses monstres entrait alors dans la danse parmi ses mille et mille bruits de gueules de crapauds.
La forêt n'attend que leur signal pour se mettre à trembler, siffler, mugir de toutes ses profondeurs.

Louis-Ferdinand Céline :
Voyage au bout de la nuit 1932

Bilal

I remember...

J'ai dix-huit jours, et I remember les grosses mouches noires et l'air tiède de l'été qui s'engouffre par les trous béants de l'hôpital. À dix-huit jours, je peux reconnaître le souffle de l'air du souffle des bombes, et un tir de mortier d'un tir de T 34. À dix-huit jours, je sais que je suis orphelin et qu'on m'appelle Nike (prononcer Naïk). À ma gauche, dans le même lit, Amir, un jour de moins, dort, et à ma droite, Leyla, la cadette, dix jours à peine, braille. Eux aussi sont orphelins, mais ils ne le savent pas. Je suis l'aîné, et je jure, sur les étoiles qui brillent au-dessus du plafond envolé, de les protéger toujours. Je le jure.

La JOURNALISTE - Vous prétendez vous souvenir ? à dix-huit jours ?
NIKE - Oui
La JOURNALISTE - Et vous vous souvenez avoir juré ?
NIKE - Je le jure...
La JOURNALISTE - On dit que vous avez été trouvé quelques heures après votre naissance, aux côtés d'un combattant mort portant des chaussures de sport d'une marque du siècle dernier : "Nike"... Votre prénom viendrait de là...
NIKE - On dit ça, oui...
La JOURNALISTE - On dit aussi que Hatzfeld, votre nom, vient d'un journaliste français qui vous a découvert et déposé à l'hôpital "Kosevo" de Sarajevo... Vous porteriez le nom d'une marque de chaussure et d'un inconnu ?
NIKE - ça me va très bien.
La JOURNALISTE - Vous pensez pouvoir creuser suffisamment dans votre mémoire pour remonter à ces événements ? Peut-être même à J. 1, le jour du massacre ?
NIKE - Je progresse... Je vais bientôt arriver à J. 17...
La JOURNALISTE - Que pouvez-vous nous dire d'autre sur votre mémoire phénoménale ?
NIKE - Qu'elle m'a rapporté beaucoup d'argent, des maux de tête violents, et que j'ai largement contribué à programmer la BCMM
La JOURNALISTE - Pourquoi vous laissez tomber au moment où arrive le tout nouvel ordinateur ? Vous vous sentez en état d'infériorité ?
NIKE - Je suppose que je veux retrouver Amir et Leyla...
La JOURNALISTE - Ils sont peut-être morts aujourd'hui ?
NIKE - Non.
La JOURNALISTE - Vous êtes retourné à Sarajevo ? Vous avez cherché ?
NIKE - Il n'y a plus aucune trace de notre naissance là-bas. L'hôpital a été détruit à J. 27. On nous a séparés à ce moment-là. C'était au mois d'août 1993, il y a trente trois ans, douze jours, huit heures et quelques minutes...
La JOURNALISTE - Vous dites vous-même de vous que vous êtes "un spécialiste de la mémoire qui ne s'intéresse pas au passé"...
Tout ça est un peu paradoxal, non ?
NIKE - Vous me déposerez à l'angle de la 22ème rue, niveau 3... J'ai rendez-vous...

incipit de Le sommeil du monstre (éditions les Humanoïdes associés 1999)